Cent ans et toutes ses dents
Roman publié en autoédition (février 2025, 233 pages, 12 €.
Disponible à la librairie Les passeurs de textes, à Troyes, ou auprès de l'auteur.
Quelques pages pour vous faire une idée...
Surprise !
— Hé bien ! En voilà du beau monde, dans la rue d’en face ! Monsieur notre maire, avec son écharpe qui lui fait penser à se redresser. Et puis, on dirait bien, tout son conseil municipal, des hommes, des femmes, que des vieux ! Tous ces coqs de village, ça a dû leur en foutre un coup quand il a fallu mettre autant de femmes que d’hommes sur les listes ! Et ça marche d’un bon pas, tout ce troupeau. Je ne sais point où ils vont, mais ils y vont !
— Mais, mais, ils ont la fanfare avec eux ! J’entends les canards depuis ma maison. C’est-il qu’il y aurait un mort important, à mettre en terre ? Parce que, le 14 juillet, ce n’est jamais par ici qu’ils défilent !
— Ah ça ! ce n’est point au cimetière qu’ils vont, ça m’a tout l’air que c’est chez moi. Je ne suis point encore froide, chenapans, vous n’allez pas m’enterrer comme ça ! Vite, vite, mes charentaises et ma robe de chambre, un plaid sur mes genoux, mon tricot, et hop, dans mon fauteuil à roulettes. Et attention à bien avoir l’air très, très vieille !
— Toc, toc, toc !
— Entrez !
— Surprise ! Bonjour mademoiselle Ernestine !
— Bonjour monsieur, qui donc êtes-vous ?
— Vous me remettez pas ? Je suis votre maire.
— Voyons, le maire, c’est bien Maurice Conil ?
— Le pauvre ! Ça va faire vingt ans qu’il est mort. Moi, je suis Thierry Dugandain, j’ai été votre élève autrefois !
— Duboudin ? Duboudin ? Je ne vois pas que j’aie eu quelqu’un de ce nom-là. Ça m’aurait marquée.
— DU-GAN-DAIN ! Eh bien, non seulement elle est en fauteuil, mais elle m’a l’air sourde comme un pot ! Ça va être une journée difficile.
— Ah bon ? Excusez-moi, à mon âge, j’ai un peu des courants d’air dans la cafetière.
— Allons, je suis sûr que ça va vous revenir. Le CM2, 1975 – 1976, c’était le bon temps.
— Hoùùùù ! C’est loin, tout ça ! Tu parles si je me souviens ! Le Thierry au bistrotier qui sifflait la goutte dans les fonds de verre des clients. L’a eu sa première cuite qu’il pissait encore au lit. Faut dire que de ce côté-là, ça lui a duré un moment, même qu’il a été réformé à cause de ça. Mais par le fait, mon garçon, qu’est-ce que vous devenez, depuis ce temps ? Vous avez eu votre certificat d’études ?
— Ça n’existait plus, le certif. Un truc de vieux. Moi, j’ai eu mon brevet des collèges !
— Ah bon ? Ils ont supprimé le certif ? C’était pourtant bien, ça. Et vous avez été premier du canton, au brevet des cortèges ?
— COLLÈGES ! pas cortèges. Ben, on l’avait ou on l’avait pas. Moi j’l’ai eu, et pis j’avais assez vu l’école, alors j’suis été travailler avec le paternel.
— Et alors, maintenant que vous avez l’air pas si jeune que ça, vous avez un travail ?
— Vous savez pas ? J’ai repris l’entreprise des parents. Café restaurant tabac journaux « La bedaine réjouie », sur la place de Passiloin, une affaire qui marche !
— Oh moi, depuis que je n’ai plus seulement de jambes, je n’ai guère l’occasion de sortir. S’il y a quelque chose qui marche, ce n’est point moi ! Heureusement j’ai le toubib et l’infirmière qui passent de temps en temps, la femme de ménage deux heures par semaine, MaxiMaga qui me livre tout ce qu’il faut pour remplir la bouche et essuyer la sortie, alors le centre-ville, qu’est-ce que j’irais y faire, surtout avec mon fauteuil ! Tout juste si je peux rouler jusqu’au cimetière, à cent mètres d’ici, où j’ai ma place qui m’attend.
— Dites pas ça, mademoiselle Ernestine. Avec la santé que vous avez, vous nous enterrerez tous !
— Ça, j’aimerais bien, tu ne peux pas savoir, mon gars ! Bon ce n’est pas tout ça, j’irais bien faire une petite sieste. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de cette visite ? Vous vendez des calendriers ? Moi, j’aime bien les calendriers. Ceux avec des photos de chats.
— Vous ne devinez pas ? Vous savez quel jour on est, quand même ?
— Oh moi, le calendrier, ce n’est point pour dire le jour qu’on est. J’en suis encore à celui de l’an 2000, avec un chat angora sur la couverture. Tous les ans il y a les mêmes mois, les mêmes fêtes, ils n’ont jamais mis Noël en été, alors quel intérêt ?
— Eh bien, nous sommes le 20 mai ! 2024 ! Ça vous dit quelque chose ?
— Je ne sais pas trop, moi. La Pentecôte ?
— Presque. La Pentecôte, c’était hier. Mais vous connaissez encore votre date de naissance ?
— Oh, c’est loin, tout ça, loin, loin, loin !
— Eh oui, ça vous fait pile poil cent ans aujourd’hui ! Alors on s’est dit, avec le conseil et vos anciens élèves, ça serait bien qu’on vous fasse une fête !
— Vous ne voulez quand même pas m’inviter à danser ? Avec mes douleurs et mes guibolles qui ne me portent plus !
— Danser, non, mais y aura d’la musique, des airs de votre temps, et pis un petit gueuleton avec tous vos amis, vous allez voir, on a bien tout prévu !
— Oh, moi, j’avais prévu une petite laitue, un blanc de poulet avec du riz et un yaourt, et de l’eau de mon puits à volonté, mon estomac n’en demande pas plus ! Avec tous mes amis, qu’il a dit ? Alors je vais sûrement manger toute seule, comme à la maison, la table va être vite mise ! Et puis qu’est-ce qu’il s’imagine, ce n’est pas parce qu’on est centenaire qu’on ne peut pas aimer le rock ou la salsa ! Et puis, vous n’allez pas me sortir en robe de chambre !
— Allons, je suis sûr que vous avez de quoi bien vous habiller. Vous allez y arriver toute seule ? Sinon ma femme peut vous aider. C’est Isabelle Joudebeu, vous la connaissez ? vous nous aviez placés à la même table au CM 2 !
— Joudebeu ? Attendez-voir. Une petite avec des oreilles décollées ?
— Ah non, ça, c’était Jacqueline Pamplie. C’est ma belle-sœur, la femme de Stéphane Joudebeu qu’est aussi adjoint, aux chemins et bâtiments. Jacqueline aussi est conseillère. Mon Isabelle c’était une grande blonde avec une frange rigolote, c’était son père qui y coupait les cheveux. C’est ma première adjointe, elle s’occupe des finances.
— Elle a une coupe en faïence ???
— Non, je dis, ELLE S’OC-CU-PE DES FI-NAN-CES !
Ah bon. Mais, mais, elle était nulle en calcul, l’Isabelle, rarement vu ça en trente-sept ans de métier !