Petite mise en bouche :

Comme à l’habitude, Monseigneur le Clondic venait de quitter la salle à manger et se dirigeait vers son bureau privé en remerciant Dieu pour ce repas qui lui avait été offert. Une longue séance d’action de grâce s’ensuivrait, dans un fauteuil confortable cela va de soi. Car comment ne pas louer le Créateur pour cette fine laitue au chèvre et aux noix, ce brochet apporté comme chaque jeudi soir par un fidèle pêcheur, cuisiné avec science et amour par sœur Clarence, une perle envoyée par le Seigneur assurément, et puis ce plateau de langres, de chaource et de soumaintrain, et encore ces quatre poires Belle-Hélène fondantes à souhait. Et le tout accompagné par le plus merveilleux des chablis, issu de ce formidable climat de la montée de Tonnerre ! Dommage que leurs bouteilles soient un peu petites. Au fait, où en sont nos réserves ? Il faudrait peut-être songer à passer une commande…

Ainsi cheminait Monseigneur, les yeux mi clos, la tête et les mains tournées vers les Cieux, et il lui semblait que ses cent kilos de béatitude flottaient au-dessus du parquet de ce grand couloir du premier étage. Hélas, cet indispensable moment de recueillement s’interrompit brusquement, troublé par... par quoi, voyons voir ?

— Monseigneur ! Monseigneur !

Le chanoine Dauphin savait parfaitement que certains moments de la journée n’étaient pas propices à traiter des questions secondaires. Petit et mince, l’œil vif autant que la pensée, le pas rapide, le geste efficace, il assumait une bonne part du fonctionnement de l’évêché, et seul un motif sérieux devait l’amener en ce lieu, à cette heure.

— Ah, Monseigneur, je suis désolé, nous avons un souci.

Débouchant de l’escalier apparut alors un colosse, la poitrine barrée d’une écharpe tricolore, accompagné d’une toute jeune fille, douze ans peut-être.

« Allons bon, pourquoi cette jeune fille ? Un de nos curés aurait-il fauté ? »

Mais aussitôt suivirent deux autres enfants nettement plus grands, une fille et un garçon. « Ah non, une fille et deux garçons, de la même taille, quatorze ans peut-être. Des triplés ? »

Mais, passant devant le chanoine qui disparut derrière les larges épaules, le géant s’avança :

— Bonjour, Monseigneur.

Machinalement l’évêque tendit la main, s’attendant à voir l’homme s’agenouiller et baiser son anneau. À sa grande surprise, une énorme main rugueuse s’empara de la sienne si douce, tandis que le visiteur se présenta :

— Monseigneur, je suis Honoré Bôcheron, maire de Chafron, et je suis venu avec ma petite famille…

— Ah oui, tous vos enfants, je vois. Ont-ils fait leur communion, au moins ?

— Pas encore, nos triplés n’ont que dix ans, mais mon épouse Éléonore que voici veille à leur bonne éducation.

Son épouse ! J’ai failli gaffer. Mais quel curieux couple, lui si grand et elle si petite !

— Eh bien, quel souci vous amène, monsieur le maire de…

— De Chafron ! Vos paroissiens, mes administrés donc, vous ont adressé plusieurs courriers pour demander qu’on nous donne un nouveau curé, mais comme ils n’ont jamais reçu de réponse nous nous sommes déplacés pour appuyer notre requête.

— Ah, Chafron, je me souviens, votre curé le Père Anselme est décédé pendant l’office, il y a, voyons, trois mois…

— Deux ans, Monseigneur, deux ans !

— Et vous pensez qu’en venant à cinq nous parviendrons à vous trouver un nouveau curé alors qu’il en manque partout, et dans des paroisses bien plus importantes !

A ce moment le chanoine Dauphin réussit à contourner l’obstacle et déclara :

— Pas cinq, Monseigneur ! Cinquante ! Ils sont venus avec tout un car !

— Mais, mais, mais… où sont les autres ?

— Au rez-de-chaussée, Monseigneur. Ils font la queue pour passer aux toilettes, et je crains pour notre réserve de papier ! Et ils ont des paniers avec du pain, des bouteilles, comme s’ils voulaient pique-niquer dans votre jardin !

Mais des bruits de voix qui se rapprochaient de l’escalier laissaient penser que l’assaut était proche. Car que faire contre cinquante paroissiens particulièrement motivés ?

L’évêque était si perturbé qu’il en avait oublié que sa main était toujours prisonnière. Il donna une petite secousse, et son visiteur lui rendit sa liberté en s’excusant. Vite, il fallait trouver une parade !

— Allons monsieur le maire, vous savez comme moi que les bonnes décisions ne se prennent pas au milieu de la foule. Que diriez-vous si nous discutions tous les deux, au calme, dans mon bureau ? Je vous promets d’écouter vos arguments et de trouver la meilleure réponse à votre demande.

— Très bien, Monseigneur. Éléonore et moi, nous pouvons représenter le groupe, mais que disons-nous aux autres ?

— Ils vous font confiance puisqu’ils vous ont élu, proposez-leur de monter dans le car et de rentrer à Chafron, mon bon chanoine vous reconduira avec ma SM quand nous aurons terminé. Mais votre épouse ne pourrait-elle pas repartir avec eux, vos enfants sont si jeunes ?

— Éléonore est toujours de bon conseil pour moi, je ne décide rien sans prendre son avis. Et puis, Hélène, Jérôme et Honoré sont sages, ils pourront nous attendre sans faire de bêtises. Qu’en penses-tu, ma chérie ?

— Ne t’inquiète pas, mon Honoré, je vais rentrer avec eux. Et puis, si cela n’aboutit pas nous pourrons toujours revenir la semaine prochaine !

Aïe ! Ils sont plus coriaces que je n’aurais cru, il va falloir jouer finement !


Quelques minutes plus tard, bien calé dans son fauteuil préféré, dans l’atmosphère feutrée de son bureau privé, Monseigneur Le Clondic retrouvait peu à peu sa sérénité. Certes, dans un fauteuil en face de lui, bien calé lui aussi et visiblement pas très impressionné, il y avait ce comment déjà ? Moucheron ? Non, un gaillard pareil nommé Moucheron, cela l’aurait frappé. Bûcheron ? Ce devait être ça, avec cette carrure et ces grosses mains. Enfin, avec ses études et son expérience il se sentait capable de lui faire entendre raison.

— Cher monsieur Bûcheron, un petit cigare avant d’aborder la question ?

— Bôcheron, Monseigneur, pas Bûcheron, même si c’est mon métier et celui de mes ancêtres. Et merci, je ne fume pas.

— Un cognac, alors ? J’ai une petite merveille, vingt-cinq ans d’âge, vous m’en direz des nouvelles.

— Je préférerais un Armagnac, même plus jeune, si vous avez, mais seulement quand nous aurons conclu.

— Cela doit pouvoir s’arranger. Donc, vous êtes venu me demander un curé pour votre village, c’est bien cela ?


L’évêque avait déjà perdu un peu de son assurance. Son interlocuteur ne se laisserait pas amadouer aussi facilement. Il allait falloir sortir le grand jeu...

— Ainsi ce bon père Anselme – paix à son âme - vous a quittés il y a deux ans. Comment faites-vous pour les offices, les cérémonies, le catéchisme ?

— Pour les offices et le catéchisme, les fidèles vont à Godelle. Dix kilomètres pour aller, autant pour revenir. Les gens s’organisent pour remplir les voitures, mais il y en a qui ne se déplacent pas à cause de ça. Votre troupeau s’amenuise, Monseigneur !

— Je comprends. Mais vous voyez, c’est quand même faisable, avec un peu de bonne volonté.

— Le pire c’est que nous sommes malgré tout plus nombreux que les gens de Godelle dans leur propre église ! Ça serait normal de tout ramener à Chafron, tant qu’il manquera un curé.

— Mais Godelle est au centre du secteur paroissial, alors que votre village est vraiment à l’écart.

— Et puis c’est pas tout, il y a notre relique, qui attire du monde.

— Votre relique ?

— La langue de Sainte Marie Alacoque ! Je pense que notre église est la seule en France à la posséder.

— Et même, dans le monde, probablement ! Il est vrai qu’au Moyen-Age Langres et une bonne douzaine d’autres églises prétendaient avoir le Saint Prépuce de Jésus. Nous n’en sommes plus là. Une telle relique est nécessairement unique. Mais comment cette langue est-elle arrivée à Chafron ?

- C’est très simple. Quand Marie Alacoque est morte en 1690 à Paray le Monial, sœur Euphrasie, qui a été chargée de son embaumement, a voulu conserver l’élément le plus marquant du corps de la future sainte, cette langue avec laquelle elle apaisait les maux des malades. Elle l’a fait insérer dans un petit reliquaire d’argent en forme de langue, et elle en a fait don à la paroisse où elle avait été baptisée : Saint Chafroniat, aujourd’hui Chafron.

— Je vois. Mais de là à susciter un pèlerinage…

— Un pèlerinage intéressé. On prête à cette relique le même pouvoir que de son vivant, si je peux m’exprimer ainsi. Ainsi, certains sont persuadés qu’en appliquant l’objet à l’endroit de leur corps qui leur fait mal, ils en sont soulagés.

— Vous n’allez quand même pas prétendre que cela guérit les cancers ou l’hypertension !

— C’est vrai, par contre il semble que ce soit efficace pour soigner, par exemple, les aphtes et les hémorroïdes.

A cet instant, le brochet exécuta un saut de carpe au-dessus de son bain de chablis. Monseigneur, qui venait de se représenter le reliquaire passant des aphtes à … et inversement, se sentit brusquement pris de nausées. Il était urgent d’en finir.

— Vous avez raison, monsieur le maire, votre paroisse mérite un curé. Je vous promets que dès ce soir je lance les recherches. Je trouverai, soyez-en sûr. Avant huit jours, ce sera chose faite.

— Merci, Monseigneur, je vais pouvoir rassurer mes concitoyens. Mais vous devriez sortir votre fameux cognac, vous me semblez un peu pâle !



Honoré et la langue merveilleuse est mon troisième roman. On y retrouve Honoré, le héros du premier roman, devenu maire du village et chargé par les habitants de négocier avec l'évêque pour qu'il nomme un curé.

Article de l'Est-Eclair, 12 novembre 2023

Jean Cottey et la « langue merveilleuse

Trois livres en trois ans : Jean Cottey tient le rythme en sortant cet automne Honoré et la langue merveilleuse. Un roman « truculent et gentiment irrévérencieux » truffé de « personnages hauts en couleur » et « plein de rebondissements », promet la quatrième de couverture.

L’écriture, l’ancien instituteur la pratique depuis des décennies. Membre du CRAC (Carnaval recherche animation Creney) depuis le début, il a rédigé, « chaque année », le jugement du Bonhomme Carnaval. On lui doit également la page histoire du Petit Cœurlequin. Comme beaucoup, il a sauté le pas du premier livre pendant le confinement de 2020.

C’est Le Pythagore Éditions qui a publié Honoré Honoré, le triplé solitaire, roman salué par le chroniqueur littéraire du Canard enchaîné, un signe qui ne trompe pas. Y apparaît le fameux Honoré, du village de Chafron-le-Sec, un personnage rabelaisien, « fils de Pantagruel » porté sur la bouteille.

Suit en 2022 Mon petit Maurice chéri, « une grosse farce », avant le retour d’Honoré Honoré, Jean Cottey ayant dû se rabattre sur l’autoédition. Il s’est écoulé une décennie et notre héros est devenu maire de son patelin, lequel est privé de curé depuis deux années. Alors pour convaincre Monseigneur l’évêque de s’activer un peu, pourquoi ne pas en appeler au pouvoir sacré de la sainte relique locale, celle de Marie Alacoque ?

Nous n’en dirons pas plus sur cette « langue merveilleuse » pour évoquer celle que maîtrise parfaitement l’auteur, à savoir la langue française. Quant à son irrévérence, elle fait mouche, concourant au plaisir de lecture.

Rodolphe Laurent

« Honoré et la lampe merveilleuse » de Jean Cottey (Publishroom Factory – 178 pages – 18 € / 5 € en numérique).

L’auteur sera en dédicaces les 18 et 19 novembre au Salon du livre de La Louptière-Thénard, le 3 décembre au marché de Noël de Bayel et le 9 décembre au Salon du livre de Creney.