Publié en 2021 aux éditions Liralest - Le Pythagore, mon premier roman a aussitôt bénéficié d'un article flatteur dans Le Canard Enchaîné !

En guise de mise en bouche, les premières pages du roman :


La maison au milieu des bois, c’est Honoré Bôcheron, premier du prénom, qui l’avait construite dans les moments de la première République. On avait raccourci Louis XVI peu de temps auparavant, mais cela ne lui avait fait ni chaud ni froid, à l’Honoré. Tous ces gens à dentelle ou à cocarde ne valaient pas mieux les uns que les autres, et les nouveaux gouvernants n’étaient guère plus tendres que les anciens pour les petites gens. Les gens, justement, ils jasaient pas mal à Saint Chafroniat, rebaptisé Chafron le Sec par les nouvelles autorités.

- Ce journalier de misère, qu’avait que sa hache pour tout bien, comment donc qu’il a fait pour acheter une pièce de plus de soixante arpents de bois ?

- Et dire qu’avant, il avait toujours une Saint Martin de retard pour payer le bail de sa cabane !

- L’aurait p’têt ben mis la main sur le magot au vicomte, v’là trois ans, quand on a tous été au châtiau !

Il faut dire qu’il s’en était passé, des choses, le 17 juillet 1789. Alors que chacun se préoccupait de récolter son foin ou de voir si le froment mûrissait, un colporteur était passé par là pour vendre du fil et des rubans aux femmes :

- Voyez mes rubans, voyez mes dentelles !

- Qué qu’on ferait, de rubans et de dentelles, avé les t’nues qu’on a ici ?

- Allons mes bonnes dames ! Achetez, achetez, et je vous dirai une grande nouvelle !

Il faut dire qu’en traversant le royaume à longueur d’année, les colporteurs en savaient, des choses, et ils savaient les vendre. La Luquette, la jeune épouse du forgeron qu’avait des sous, à ce qu’on disait, se laissa tenter :

- Une coiffe, une belle coiffe, pour aller à la messe !

- Voilà, ma belle, avec ça vous allez en faire tourner, des têtes !

- C’est point tout ça, dit-elle en rougissant, maintenant on veut savoir !

- Eh bien voilà, à Paris le peuple s’est révolté, et il a pris la Bastille !

Une révolte ! Comment imaginer chose pareille ? Ici, à Saint Chafroniat, le curé leur avait bien dit il y a un moment que le roi voulait savoir ce qui n’allait pas dans son royaume, mais c’était lui, curé prieur de la paroisse, qui avait noté les doléances. Et, ce que le peuple ignorait, il avait fait rectifier les demandes par le vicomte avant de les transmettre. Il fallait donc toujours payer une poule par habitant pour aller au bois mort dans les forêts seigneuriales, deux poules pour cuire le pain, et ça, et encore ça.

- Not’ vicomte, qué qu’y peut donc faire de toutes nos poules, il est tout seul dans son châtiau ?

- Ça s’rait ben pasqu’y peut point en avoir d’autres, de poules. Il a ben essayé de ressortir le droit de cuissage quand j’me sons mariée, remarqua la jeune femme du forgeron, mais quand il a vu que mon homme y fait une bonne tête de plus que lui en hauteur et une épaule de plus en largeur, il a point insisté.

- Sapré vieux cochon ! On va y prendre, sa Bastille ! On va y couper les oreilles en pointe !

- Et le reste aussi !

La troupe des femmes courut vers le manoir. Les hommes ameutés par les cris s’inquiétèrent :

- Où don qu’vous courez comme ça ?

- On va au châtiau, faire un sort au vicomte, comme y z’ont fait à Paris !

- C’est une affaire d’hommes, ça peut être dangereux, on passe devant !

Et chacun s’équipa d’une fourche, d’une faux ou d’un bâton comme pour combattre un régiment. Honoré s’était joint pour la forme à la foule joyeuse qui se dirigeait vers le manoir. La porte ne mit pas longtemps à céder, les assaillants à envahir toutes les pièces à tous les étages, mais de vicomte point. Bernique ! Envolé, l’oiseau ! Alors, après un instant de flottement, chacun ouvrit de grands yeux devant le luxe qui s’étalait devant eux. L’Eusèbe et le vieux Théodule se jetèrent sur une grande Vénus en porcelaine blanche dont les formes ne se voyaient guère chez les paysannes usées par les maternités multiples et les durs travaux des champs :

-C’est pour moi !

- J’l’ai vue le premier !

Mais crac ! En miettes les rondeurs envoûtantes ! Et bien des statues et des vases connurent rapidement le même sort. La sagesse commanda alors de se limiter à des objets plus solides ou plus utiles. Mais tandis que tous se battaient pour des meubles et de la vaisselle, Honoré se contenta d’un matelas de laine bien épais et d’un grand édredon bourré de duvet. Fini le lit de paille, pour le reste il faudrait attendre encore un peu.

Après ces portes ouvertes au manoir, vide de son occupant, la demeure aussi était vide. Chacun était reparti avec en souvenir un coffre, une table, douze assiettes ornées ou une soupière en étain pas trop cabossée, et des chemises douces, douces, point comme les leurs, en chanvre, inusables mais bien râpeuses. Seuls les titres seigneuriaux et les portraits de tous les de Chafroniat avaient fini dans un grand feu de joie autour duquel les manants dansaient en vidant les meilleures bouteilles de la cave du vicomte.

- Y buvait point d’la piquette, le vicomte ! Son pinard, ça vous glisse tout seul dans les boyaux !

- Et sa goutte ? T’as goûté à sa goutte ?

- De la goutte ? Où ça ?

- Ah ben m… y’en a pus, y z’ont d’jà tout godaillé !

Beaucoup étaient revenus faire le vide le lendemain, avec des charrettes :

- On va quand même pas laisser une grande armouère toute décorée et bien cirée !

- Et quèque tu vas n’en faire, alle est ben trop haute pour ton plafond !

- J’m’en vas y couper les pattes, après elle tiendra.

Même les lambris et le carrelage avaient trouvé preneurs, au grand dam de maître Letexier, un bourgeois de Plouvier qui à la grande vente de 1792 avait acheté le manoir et son parc pour bien montrer sa réussite. Il avait dû dépenser une fortune pour réparer les dégâts et rendre la demeure présentable avant de la faire visiter à sa bourgeoise, une pintade enrubannée comme une duchesse du temps d’avant. Certains avaient même eu la bonne idée de lui revendre au prix fort des carreaux ornés arrachés au château et qui auraient par trop déparé leur chaumière.

- T’nez, maît’ Texier, j’ons presque tout le parterre de la grande salle, l’reste c’est l’Victor du moulin d’en bas qui l’ont embarqué pour garnir le d’vant d’son âtre ! Faudra vouèr avé lui, l’est point facile à traire le bougre !

Honoré, lui, savait pourquoi le vicomte n’était pas au château lors de la révolte. C’était son secret. Il n’avait pas trop envie non plus d’expliquer d’où lui venaient tous ces Louis d’or étalés pour payer ses bois. Et comme avec la nouvelle République on n’était plus obligé d’aller à l’église et encore moins de se confesser, il préférait garder pour lui certains détails qui lui auraient valu plus que deux Pater et trois Avé si le curé avait reçu ses confidences. Le curé d’avant, naturellement, cul et chemise avec le vicomte comme on disait entre gens de confiance. Ce fourbe partageait souvent le secret de la confession avec un autre seigneur que celui des cieux, surtout quand tel ou tel manant avait braconné ou caché une partie de sa récolte pour payer moins de dîme et de champart. Envoyé au bagne, le curé qui avait osé promettre l’enfer au Commissaire du Directoire Exécutif. Non mais !

- A qui donc qu’on va dire nos fautes, à c’t’heure ? qu’elle se demandait, la vieille Eulalie, qu’avait des durillons au bout des doigts tellement qu’elle arrêtait pas de se signer.

- Parc’quà vos âges, vous fautez encore ? Ben c’est du prop’ ! ricanaient les commères.

Comment Honoré aurait-il pu avouer qu’en ce seize juillet 1789, alors qu’il ignorait ce qui s’était passé à Paris et dans le royaume, il était parti couper du bois mort en fraude dans la forêt du vicomte ? L’hiver précédent avait été terrible, et il était plus prudent d’avoir du bois sec en réserve. Ce jour-là, il avait lancé sa hache en direction d’un roncier dans lequel ça bougeait, et il avait estourbi un capucin de six livres !

- On va ben manger trois jours dessus, avec la Marie et not’ petit Arnest.

La chance ! Hélas alors qu’il tenait dans une main deux longues oreilles prohibées et dans l’autre sa hache, il avait vu arriver sur le sentier un fier cheval au galop.

- Crabedeu d’bon deu ! L’emplumé d’vicomte ! Me v’là foutu, à c’t’ heure !

Le noblaillon lui avait naguère fait passer trois jours et trois nuits au pilori pour une poignée de girolles ramassée dans cette même forêt. Si quelques champignons valaient une telle peine, combien pour un beau lièvre ? Honoré, dont les villageois doutaient de la vivacité d’esprit, ne mit qu’une seconde pour s’imaginer ce qui allait lui arriver :

- Ce vieux pourri, l’est ben capable de m’jeter dans ses oubliettes et de chasser ma femme et mon fils de not’ misérable cabane. La Marie l’aurait plus qu’à mendier, ou pis encore, dans les ruelles de Plouvier pour ne point mourir de faim.

A cette pensée son sang ne fit qu’un tour. Il lâcha le lièvre qui ne risquait pas d’aller loin, leva la hache. Le cheval se cabra, et détala sans demander son reste, avec ses sacoches rebondies, tandis que le cavalier jeté à terre se retrouva instantanément coiffé avec deux moitiés de chapeau à plumes, une large raie au milieu et les deux yeux espacés d’au moins trois pouces, ce qui ne manquerait pas d’attiser la curiosité de ses pairs ou de ses maîtresses s’il venait à les rencontrer, éventualité bien improbable dans son état.

- Là, comme ça tu viendras plus nous faire des misères.

Honoré fouilla les poches et la bourse du feu seigneur des lieux. Il évita de prendre la chevalière en or et la dague trop reconnaissables. La grosse montre gousset en or retint un moment son attention :

- Vingt dieux, la belle dame qu’est peinte dans le couvercle !

- Mais j’ons point besoin d’une toquante ! J’aregarde le soleil, il est toujours à l’heure !

Sagement, il se contenta des pièces d’or dont il se remplit les poches. Il tira ensuite le vicomte jusqu’à la tourbière voisine sans égards pour la redingote rouge brodée de fil d’argent. Il ajouta une grosse pierre dans ses chausses, enfonça le chapeau dans une des bottes, et le fit glisser en un endroit connu pour être sans fond. C’est ce que disaient les anciens, qui le tenaient de leurs aïeux, le marais, c’est traître, faut ben savoir les endroits pour y poser le pied. Mais lui le connaissait bien :

- J’m’en vas l’mettre près d’mon coin à anguilles, ça leur f’ra d’la compagnie !