Les jugements : statistiques

Le juge a été élu le 25 janvier 1792. Je n'ai pas retrouvé de trace de son activité jusqu'au 9 août 1795, date du plus ancien jugement conservé aux archives de l'Aube. Les liasses portant les cotes Lu 52 à Lu 56 contiennent 620 jugements allant du 9 août 1795 au 4 décembre 1801, ce qui peut surprendre car le canton de Creney, et donc sa justice, a été supprimé officiellement le 14 septembre 1801. Ces liasses contiennent également des registres de conciliation, relatant des affaires qui se sont réglées à l'amiable en présence du juge. Les jugements sont généralement très bien écrits, et les feuilles ont été dépoussiérées depuis mes premières recherches en 1987. On peut en tirer des indications intéressantes sur la vie à cette époque : je vous livre donc dans ce chapitre :

- des statistiques à considérer avec prudence dans la mesure où rien ne prouve que tous les jugements aient bien été conservés,

- des informations curieuses ou édifiantes, classées par ordre alphabétique,

- quelques jugements qui m'ont semblé particulièrement intéressants.

Fréquence des jugements :

Le juge siégeait généralement une fois par semaine, ou une fois par décade avec la mise en place du calendrier républicain. En cas d'urgence, il pouvait organiser une séance exceptionnelle.

Jean Baptiste Martin Fleuriot est élu juge en juillet 1796. A la fin de 1797 il est lui-même accusé par un de ses anciens amis, et il fait même de la prison en mars 1798. Il est relâché et reprend ses fonctions jusqu'en décembre 1801, mais le rythme n'est plus le même.

Motifs des plaintes :

Près de 400 plaintes portent sur des dettes, des litiges à propos de paiements, de salaires insuffisants ou non versés. La malveillance n'est pas toujours en cause. L'absence de comptabilité, les accords passés verbalement de façon peu précise occasionnent souvent des désaccords. Enfin, le remboursement de sommes comptées en assignats amène des conversions compliquées et de grandes déceptions.

Remarques :

- Pont Hubert occupe une place particulière : alors que les autres villages étaient peuplés d'agriculteurs et de rares artisans, cette localité accueillait une grande variété d'artisans et de commerçants, ainsi que les responsables du canton.

- La proximité de Troyes explique également que de nombreux commerçants de la ville aient à se plaindre de leurs clients originaires du canton.

- Le demandeur le plus éloigné est un colporteur domicilié à Valoise, département du Mont Blanc, à qui trois clients n'avaient pas payé les objets fournis.

Les habitués du tribunal :

Demandeurs :

Jérôme BOYAU, ci-devant huissier de la justice : 25 plaintes

Claude Clément BERNARD, 12 plaintes

Laurent PRIN, propriétaire à Culoison : 12 plaintes

Honoré Basile JOLLY, meunier à Sainte Maure : 11 plaintes

Jacques FINOT, agent municipal de Creney : 9 plaintes

Jean Baptiste GALLAND, maréchal à Mesnil Sellières : 9 plaintes

Jean Baptiste CORTIER, cabaretier au Pont Hubert : 6 plaintes

Jean Charles GROUSELLE, marchand aubergiste au Pont Hubert : 6 plaintes

Défendeurs :

Honoré Basile JOLLY, meunier à Sainte Maure : 19 accusations

Jean Baptiste GALLAND, maréchal à Mesnil Sellières : 13 accusations

Edme GALLOIS, meunier à Mesnil Sellières : 11 accusations

Eloy BOSSUOT, berger à Culoison, 11 accusations

Laurent PRIN, propriétaire à Culoison : 10 accusations

Jean Baptiste CORTIER, cabaretier au Pont Hubert : 8 accusations

Charles BONNERAT, maçon à Sainte Maure : 8 accusations

Jacques HERARD, manouvrier à Creney : 8 accusations

Pierre Nicolas MARECHAUX, cultivateur à Creney, 8 accusations

Jean BLONDEL, cultivateur à Argentolles : 7 accusations

Jean Charles GROUSELLE, marchand aubergiste au Pont Hubert : 6 accusations

Jean SAUVAGE, aubergiste au Pont Hubert : 6 accusations.

remarque : Si certains de ces personnages semblent avoir été peu sociables, d'autres se trouvaient dans une misère telle qu'ils ne pouvaient pas payer leurs dettes, et les frais de justice n'ont fait que les ruiner encore plus...

Décisions :

Les 620 jugements correspondent à 692 accusés, certaines plaintes visant plusieurs personnes. 118 personnes ont été soumises à un jugement de police simple ou plus rarement de police correctionnelle (!) à la demande du commissaire du directoire exécutif près de l'administration municipale du canton.

- 12 affaires se sont terminées sans jugement

- 10 fois seulement le juge n'a pas tranché, estimant que l'affaire n'était pas de son ressort.

- 10 fois il a demandé aux parties d'apporter des preuves.

- 14 fois il a renvoyé l'affaire vers les assesseurs ou vers un autre tribunal (surtout dans les derniers mois de l'existence du tribunal).

- 67 fois le jugement a été remis, généralement dans l'attente d'une expertise.

- 70 fois le demandeur ( celui qui porte plainte ) a été condamné, et 16 fois il a été débouté de sa demande.

- 462 fois le défendeur ( l'accusé ) ou son employeur a été condamné.

- 31 fois, les torts ont partagés.

Peines infligées :

En général, le condamné doit réparer le préjudice subi par son adversaire : soit en lui rendant ce qu'il doit, soit en l'indemnisant selon un tarif fixé par des experts désignés par le juge, qui sont généralement des notables du même village. Il doit également s'acquitter des frais de justice, qui ne sont pas négligeables : ainsi en 1799 ils s'élevaient à 3,25 F ( à la même époque un cochon a été vendu 20 F et un cheval 100 F ). Un exemple extrême justifie le proverbe " Un mauvais arrangement vaut mieux qu'un bon procès." : le 22 janvier 1799, Pierre Le Clerc est condamné à rendre à Pierre Henry la somme de 1 ( un ) franc qu'il lui doit, plus les intérêts, et à verser les 3.25 F de dépens.

Plus rarement, le coupable peut être condamné à payer une amende ( 30 cas ), à des journées de travail "payables au receveur du droit d'enregistrement de Troyes" ( 27 cas ), à de la prison ( 15 cas ). Curieusement, plus personne n'a été condamné à de la prison après le séjour du juge dans ce même établissement...

Appel du jugement :

Seuls sept condamnés ont cru bon de faire appel du jugement. Pour six d'entre eux, la sentence a été confirmée par le même juge ce qui n'a fait qu'augmenter les frais de justice. Pour le septième, voir ci-dessous...

Erreur du tribunal :

Le 19 juin 1796, Jean Baptiste Cortier, marchand patenté au Pont Hubert avait porté plainte contre la citoyenne Pécard, femme de Jean Charles Grouselle, marchand au Pont Hubert. Il l'accusait de l'insulter à chaque fois qu'il passait devant sa porte. Le citoyen Moïse, brigadier de gendarmerie, avait même pris les insultes pour lui... Absente au jugement, la citoyenne avait été condamnée à trois jours de travail et à 35 sols de dépens.

Le 19 novembre de la même année, Jean Charles Grouselle revient devant le juge pour s'opposer à ce jugement car Cortier ne peut accuser directement sa femme sans passer par lui. (Le chef de famille est en effet responsable pénalement de sa femme et de ses enfants mineurs).

Le juge déclare que "Quand la justice commet une erreur il est de son devoir et de son honneur de la réparer". Comme "son épouse [ ] étant en puissance de mari, elle ne pouvait valablement comparaître en justice sans y être appelée conjointement avec lui comme étant garant et responsable des faits civils de sa dite femme", il déclare le jugement précédent nul et non avenu, et condamne Cortier aux dépens.

Cette révision du jugement a fait une autre victime : Jérôme Boyau, huissier de la justice, n'est pas autorisé à demander à Grouselle les frais d'assignation puisque la plainte de Cortier n'était pas légalement recevable. Boyau est même condamné aux dépens !

remarque : Quelques instants plus tôt, le juge, Jean Baptiste Martin Fleuriot, "propriétaire au Pont Hubert", avait porté plainte contre Cortier qui l'accusait publiquement d'être un voleur ( voir le chapitre "Jugements intéressants" ). On peut penser qu'il ne devait pas être fâché de rectifier le jugement concernant la citoyenne Pécard.